Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Louis Aragon, Les lilas et les roses

Publié le par MG

O mois des floraisons mois des métamorphoses
Mai qui fut sans nuage et Juin poignardé
Je n'oublierai jamais les lilas ni les roses
Ni ceux que le printemps dans les plis a gardés

Je n'oublierai jamais l'illusion tragique
Le cortège les cris la foule et le soleil
Les chars chargés d'amour les dons de la Belgique
L'air qui tremble et la route à ce bourdon d'abeilles
Le triomphe imprudent qui prime la querelle
Le sang que préfigure en carmin le baiser
Et ceux qui vont mourir debout dans les tourelles
Entourés de lilas par un peuple grisé

Je n'oublierai jamais les jardins de la France
Semblables aux missels des siècles disparus
Ni le trouble des soirs l'énigme du silence
Les roses tout le long du chemin parcouru
Le démenti des fleurs au vent de la panique
Aux soldats qui passaient sur l'aile de la peur
Aux vélos délirants aux canons ironiques
Au pitoyable accoutrement des faux campeurs


Mais je ne sais pourquoi ce tourbillon d'images
Me ramène toujours au même point d'arrêt
A Sainte-Marthe Un général De noirs ramages
Une villa normande au bord de la forêt
Tout se tait L'ennemi dans l'ombre se repose
On nous a dit ce soir que Paris s'est rendu
Je n'oublierai jamais les lilas ni les roses
Et ni les deux amours que nous avons perdus


Bouquets du premier jour lilas lilas des Flandres
Douceur de l'ombre dont la mort farde les joues
Et vous bouquets de la retraite roses tendres
Couleur de l'incendie au loin roses d'Anjou





La campagne militaire de 1939-1940 donne lieu à une abondante littérature où chaque écrivain, chaque poète analyse les raisons de la défaite-éclair infligée à l'armée française. Si certains cherchent les significations symboliques de la tragédie nationale, Louis Aragon (1897-1982) appelle plutôt à la vengeance tout en hurlant sa colère de voir le peuple plongé dans une telle épouvante. Les lilas et les roses, poème écrit en juillet 1940 mais publié dans le recueil Le Crève-Coeur un an plus tard, évoque la France de l'exode et de la défaite. Pour rendre compte d'une actualité immédiate, Aragon opte pour la forme régulière et classique de l'ode. Ce paradoxe apparaît dès lors comme le signe d'un engagement : celui d'un homme dans l'action qui décrit l'instant tragique tout en renouant avec la tradition de la poésie nationale. Et c'est cette particularité d'écriture qui est au service de l'honneur et de la défense de la patrie.


Le 10 mai 1940, la Wehrmacht envahit la Hollande, la Belgique et le Luxembourg, qui sont neutres. Déjouant les armées alliées qui viennent à leur rencontre, les blindés allemands percent à travers les Ardennes et s'enfoncent vers le sud. Occupant les fonctions de brancardier chef dans l'armée française, Louis Aragon est au coeur des hostilités et de la débâcle, et c'est en poète qu'il relate cette tragédie.
Ne pouvant à la fois contenir son émotion et conduire le fil de ses pensées, il enchaîne les idées, les unes après les autres, tels des flashs, sans marquer le moindre signe de ponctuation. Malgré une mise en page rigoureuse dans laquelle s'articulent deux quatrains encadrant trois huitains, le poème apparaît intérieurement disloqué, semblable à la situation du pays à ce moment.

Dès le deuxième vers, Aragon annonce la couleur : "Mai (est) sans nuage et Juin (est) poignardé". La rapidité des évènements historiques (invasion de la Belgique en mai, mise en place du gouvernement de Pétain en juin) est retranscrite en quelques mots. Si le début de cette première strophe s'inscrit sous une forme bucolique ("floraisons", "métamorphoses", "lilas", "roses"), la mort transparaît très vite de manière métaphorique dans le quatrième vers. Le printemps 1940 est bref ; ne demeurent que les soldats morts pour la patrie.

Dès lors, comment l'auteur, témoin de la situation, pourrait-il oublier "ceux que le printemps dans ses plis a gardé" ? Comment saurait-il effacer de sa mémoire la joie stupide, la multitude bruyante ("les cris de la foule") et les conditions météorologiques idéales ("le soleil") qui participent à l'"illusion tragique" ? Images et sons s'entremêlent dans ce premier huitain par le biais de vocables précis (relevons ici la polysémie des mots "char" et "bourdon") qu'aucune ponctuation n'articule, et de sonorités intérieures telle la répétition de sons dans "chars chargés" ou l'allitération en "r" dans le huitième vers.
Aragon se refuse d'accepter l'inacceptable ; l'anaphore "je n'oublierai jamais" en témoigne. L'absence de ponctuation correspond aussi à l'accélération des évènements. La joie que l'on pouvait lire dans les vers 5 à 8, se déporte pour laisser place à des signes annonciateurs du drame à venir. Entre les Flamands qui perçoivent les soldats allemands en libérateurs et en héros, et les unités franco-anglaises qui tentent vainement de résister, entre "le triomphe imprudent" et "la querelle", la mort guette partout. Les rouges baisers laissés sur les chars préfigurent en cela le sang des soldats qui tomberont sur le front.

Si Aragon ne décrit pas la guerre-éclair, il en suggère la rapidité à travers la succession des mots. Néanmoins, il évoque, non le conflit du jour, mais le cessez-le-feu nocurne qui livre le soldat à lui-même et le plonge dans la plus silencieuse des incompréhensions. "Le trouble des soirs" renvoie ici au vécu de l'auteur qui tente d'analyser la situation. Faut-il comprendre "l'énigme du silence" comme l'image de la débandade de l'Etat-major français qui laisse son armée sans directive ?
Le soldat Aragon se rappelle également les discordances du moment vécu. Au travers de leur "démenti", les fleurs opposent la beauté de la nature en cette saison printanière à la laideur de la situation politico-militaire. La personnification des vélos et des canons dans le vers 19 en dit long sur l'étrangeté des évènements. C'est la débâcle avec tout ce que cela entraîne : "panique", fuite à "vélos", folie "délirant(e)"... Aragon commente ainsi, avec une certaine ironie, le départ précipité des Français - ces "fameux campeurs" - devant l'arrivée des troupes ennemies.

Ce n'est pas tant la mort qui retient l'attention d'Aragon dans ce poème, ni la panique de ses compatriotes à la vue des blindés allemands, mais le point ultime de cet évènement historique : la défaite de la France. En effet, le second huitain focalise sur ce qui a réellement perturbé le poète en ce milieu d'année 1940. Dans la nuit du 13 juin, Aragon et son unité sont à Sainte-Marthe, près de Vernon. Dans la forêt de Conches, les troupes allemandes ont stoppé leur progression : le combat n'a plus lieu d'être !


Si Louis Aragon s'autorise certaines libertés d'écriture dans ce poème, elles ne sont en aucun cas novatrices pour l'époque. Guillaume Apollinaire a été l'un des premiers à supprimer tout signe de ponctuation dans la poésie. Les métaphores et les personnifications du second huitain ("aile de la peur", "vélos délirants", "canons ironiques") ainsi que les ruptures rythmiques de certains vers qui rendent compte de l'exode se veulent l'évocation du lointain souvenir d'une bien meilleure époque : celle du surréalisme auquel Aragon adhérait dans l'entre-deux-guerres.
L'interjection du premier vers, la rigueur de la mise en page, le choix de l'alexandrin comme mètre et l'utilisation systématique de rimes croisées confèrent une forme régulière au poème. Après l'aventure surréaliste et l'emploi de formes libres, le choix de l'ode s'avère assez significatif. Avec Les lilas et les roses, Aragon semble renouer avec une certaine prosodie classique.

Parallèlement aux champs lexicaux de la guerre ("chars", "querelle", "sang", "tourelles", "soldats, "général", "mort"...), le poète développe d'autres thèmes qui inscrivent son oeuvre dans la tradition d'une poésie nationale et pluriséculaire. Outre les "lilas", les "roses" occupent une place particulière dans le poème par leur dimension symbolique. Simple évocation de la fleur d'une plante épineuse, la rose est aussi qualifiée de "tendre" et a pour origine géographique l'"Anjou". Cette douceur angevine n'est pas sans rappeler la poésie française du XVIe siècle.
Le souvenir de cette littérature s'allie au charme printanier de la rose de mai pour le plus délicat des hommages à Ronsard. Déjà, la forme retenue pour ce poème - l'ode - est un renvoi explicite à la poésie strophique à vocation lyrique du "Prince des Poètes" : alternance de rimes féminines et masculines et inspiration dans la Nature. S'appuyant sur l'allitération en "j" et l'utilisation de la périphrase rappelant les caractéristiques descriptives de l'Anjou dans le vers 13, l'idenification d'Aragon à Ronsard est manifeste.

L'expression "les jardins de la France" est aussi polysémique : elle renvoie à la France éternelle, celle de Ronsard, celle du XVIIe siècle avec l'ordonnance de ses jardins dits "à la française", celle qui, depuis le Jardin d'Eden, est la fille aînée de l'Eglise - la connotation religieuse étant ici renforcée au vers suivant par le mot "missels". Cet ancrage dans le passé "des siècles disparus" est omniprésent dans le texte, notamment à travers d'autres clichés : la "villa normande" dont le caractère historique est évident et les "noirs ramages" qui rappellent un vers d'une des plus célèbres fables de La Fontaine.
Au-delà des indices spatio-temporels plus ou moins explicites relevés plus haut, le système des temps usité par Aragon participe également à l'évocation d'une France éternelle, qui a été mais qui ne sera plus jamais la même en raison des épouvantables évènements qui secouent tant le pays que l'auteur lui-même. Aux cotés du passé composé, de l'imparfait et du passé simple pour la description d'une situation achevée, Aragon associe un futur nié ("n'oublierai jamais") à un présent atemporel pour insister sur les regrets qui l'animent en ce mois de juillet 1940.



La période de l'occupation se caractérise d'abord par un déséquilibre entre l'offre et la demande en matière de lecture. En effet, jamais on a autant lu : les statistiques tendent à montrer que les Français ont augmenté de deux à trois fois leur consommation littéraire entre 1940 et 1944. Les librairies et les bouquinistes sont dévalisés. La seconde caractéristique de cette période se manifeste sous la forme d'une opposition entre la qualité de nombreuses publications et les conditions imposées par l'occupant nazi.
En 1945, Benjamin Perret affirme, dans Le Deshonneur des poètes, que "pas un des poèmes publiés pendant l'occupation ne dépasse le niveau lyrique de la publicité pharmaceutique". Ce jugement est sévère pour Louis Aragon et son Crève-Coeur. Il est toutefois exact que, descendue de ses cimes intellectuelles de la période surréaliste, la poésie d'Aragon datant de 1940-1941 s'engage dans une voie plus modeste en renouant avec la tradition populaire.

Le retour à une prosodie classique et à la tradition de la poésie nationale chez Aragon dans Les lilas et les roses, correspond à un engagement à la fois littéraire et politique du poète. Les hommages à Ronsard et à La Fontaine, mais aussi les allusions à l'actualité musicale (Joséphine Baker) et l'écriture à chaud, presque simultanée aux évènements vécus sont autant de moyens pour l'auteur de rendre son oeuvre plus accessible à la masse des lecteurs.
Les thèmes retenus répondent également au même objectif. L'évocation d'une France éternelle, les références religieuses, la célébration de la Nature ("floraisons", "métamorphoses", "bourdon", "abeille"...) tendent à sublimer la terre patrie. Il s'agit là, pour Aragon, d'une volonté d'unir par l'écriture poétique, tant ses engagements littéraires que politiques, de mettre son poème au service des idées qu'il défend.

Le désir d'entrer dans la clandestinité et de faire résistance à l'ennemi est sous-jacent dans ce poème. La facture classique de ce texte en fait déjà un poème de résistance sur les valeurs de la France. La dénonciation de la guerre à travers l'utilisation de certains procédés stylistiques tels que la litote au vers 2 ("Mai qui fut sans nuage"), les antithèses ("triomphe/querelle", "mourir/grisé"...) ou encore les métaphores surréalistes du vers 20 sont à lire dans ce sens.
Mais c'est principalement à la fin du poème qu'Aragon lance véritablement un appel à résister lorsqu'il évoque la "douceur de l'ombre". Sinon, comment faut-il comprendre cette expression ? S'il s'agit d'une ombre protectrice, il faut alors y voir autant l'image de l'occupant que celle d'un réseau souterrain capable de continuer le combat. Quelques mois après l'écriture de ce poème, Louis Aragon agira concrètement dans un réseau clandestin.


La guerre et la résistance auxquelles Louis Aragon prend part en ces années 1940-1941 ont réveillé en lui l'inspiration que sa période surréaliste avait tarie : les textes du Crève-Coeur sont appelés à une grande audience populaire. Alliant la retranscription presque immédiate de l'actualité politique et la réactivation d'une tradition poétique nationale, le poème Les lilas et les roses est une des pièces maîtresses de ce recueil, celles qui correspondent au choix du poète d'entrer dans la résistance. Si ce texte n'évoque que la France de l'exode et la capitulation française, les poèmes suivants font apparaître l'image de la patrie ravagée, celle du refus de quitter sa terre ou se veulent un hymne à la liberté.

MG 11 mars 2009.



Commenter cet article
M
J'ai énormément d'affection pour Aragon, car c'est grâce à lui que j'ai découvert la poésie. En effet, alors que j'étais encore enfant, mon père écoutait sa poésie chantée par Jean Ferrat. Aragon a de fait effectué un virage du surréalisme vers un réalisme qu'on peut qualifier de socialiste, mais déjà lorsqu'il était considéré comme un surréaliste 'pur et dur', il contestait le mouvement, par exemple en écrivant 'Anicet ou le panorama, roman', qui constitue une sorte de provocation envers les surréalistes. Ce sont les nombreuses contradictions de son oeuvre (et de sa personnalité d'écrivain) qui me fascinent!
Répondre
M
Bonsoir Bertrand,J'ai choisi ce poème afin de traiter simultanément un texte poétique et un fait historique.Mais tu as raison, Aragon a écrit aussi de merveilleux poèmes pour Elsa.MG
Répondre
D
Aragon nous "bombarde" de ces mots-obus qui mitarillent la pensée, ce n'est pas l'Aragon de mes préférences, quej'écoutais au temps jadis où mis en musique ses longs poèmes m'emportaient en autre "crève-coeur", après ElsaTriolet, car je parle de ces yeux-là, "les yeux d'Elsa", bien à votre soirée Lilloise, Bertrand
Répondre
Y
Bonsoir...Merci de ta visite et de ton com sur Alain Bashung...je découvre par la même occasion ton univers très riche et un analyste hors pair...bonne soiréeYann
Répondre
M
Vous avez raison Loran pour le choix de la photo accompagnant le poème de Rimbaud.Je reviens de votre blog qui, lui aussi est d'une très grande qualité.MG
Répondre
L
Bonjour, Je découvre ce soir votre site et je suis impressionné par sa richesse... Si je puis me permettre un clin d'oeil, pour le dormeur du val, j'aurais bien vu un photo du val de meuse ou de Semoy.Belle nuit
Répondre