L'art adoucit les maux - une histoire de fous
A l'heure où l'on s'interroge sur la valeur de l'art contemporain, des formes d'art traditionnellement marginalisées sortent de leur obscurité, suscitant la curiosité des publics et l'intérêt des critiques. Englobés dans l'art brut, singulier, irrégulier, art autre, création franche ou outsider art, cet art hors les normes soulève inéluctablement le problème de ses intentions et de sa transparence.
Il apparaît ainsi difficile pour les admirateurs de la culture dominante, qui se rassurent de trouver dans l'art une continuité historique, de se confronter à ce qu'ils ont toujours redouté : l'atypique, le non officiel et la subversion. Et quand bien même l'on conviendrait d'une création si peu débitrice des poncifs culturels, on rechignerait à la lucidité et à la vigilance de leurs auteurs. Car, ils ont ceci en commun d'être "fous" !
Depuis toujours, la société s'est protégée des individus réputés dangereux. Au même titre que la misère, les maladies vénériennes et la délinquance, la folie était perçue, jusqu'au début du XXe siècle, comme un objet de désordre qu'il convenait d'exclure, de cacher et de discipliner. L'isolement de l'aliéné, coupé de son cadre de vie et inséré dans l'ordre et le calme de l'existence asilaire, représentait la pièce maîtresse de l'arsenal thérapeutique des aliénistes. L'exclusion marquait ce qu'il y avait de mauvais dans l'homme et la société voyait ses frontières nettement dessinées.
Mais, comme le dit un personnage d'un film d'Angelopoulos, "ce sont les frontières qui rendent les hommes fous". La médicalisation et la classification de la folie, parallèlement au développement de la psychiatrie, ont amené le personnel soignant à revoir l'orientation de sa pratique et de son champ d'intervention. Aussi, à partir des années 1960, les psychiatres ont réfléchi sur une nécessaire désinstitutionnalisation du malade, sur la transformation des asiles et sur la possibilité de prévenir la maladie ou l'hospitalisation psychiatrique, en intervenant sur les origines.
De cette réflexion ont émergé, à la fin des années 1960, deux courants - complémentaires ou opposés - : celui de "psychothérapie institutionnelle" et celui de la "sectorisation psychiatrique" visant à travailler hors les murs. Aujourd'hi chaque secteur possède une équipe de psychiatres, d'infirmiers(ières), d'assistants(tes) sociaux(ales) et d'intervenants plasticiens. Désormais, artistes et malades mentaux se fréquentent dans le cadre d'ateliers. L'art porterait-il remède à la folie ?
La curiosité, l'intérêt scientifique s'étaient déjà tournés vers cet autre radical que semblait constituer les expressions propres de la maladie. On voulait considérer l'art des malades mentaux comme la parole de cette altérité, peut-être révélatrice de l'inconscient. On ne saurait certes isoler les oeuvres du rapport entre médecin et malade, ni de l'institution dans laquelle elles se situent. Mais, à en juger, d'une part par la créativité et la spontanéité dont font preuve les patients dans l'exécution de leurs ouvrages et, d'autre part, par la banalisation du déraisonnable dans l'art contemporain, il semblerait que les frontières entre ce qui était convenu d'appeler "art des fous" et ce que l'on déterminait comme oeuvre d'art n'aient plus lieu d'être.
Aussi, en dépit des études psycho-sociologiques de l'environnement psychiatrique, de l'approche sémiologique des oeuvres et des notions psychanalytiques venant complexifier et diversifier toute vision de l'art des malades mentaux, il nous est permis de douter de la valeur symptomatologique attribuée à de telles productions. Le diagnostic d'une maladie ou la mise en place d'une grille pathologique d'après les caractéristiques stylistiques d'un dessin représenterait un leurre.
Dans son Histoire de la folie à l'âge classique (1972), Michel Foucault écrivait : "Ruse et nouveau triomphe de la folie : ce monde qui croit la mesurer, la justifier par la psychologie, c'est devant elle qu'il doit se justifier, puisque dans son effort et ses débats, il se mesure à la démesure d'oeuvres comme celles de Nietzsche, de Van Gogh, d'Artaud. Et rien en lui, surtout pas ce qu'il peut connaître de la fole, ne l'assure que ces oeuvres de folie le justifient."
La manière purement clinique d'envisager la création plastique des malades mentaux ne peut qu'exclure la connaissance du fait artistique. Certains ne lisent-ils pas dans la vie et l'oeuvre de Van Gogh la schizophrénie, alors que d'autres le définissent par l'épilepsie ? De telles discussions nous obligent à revoir cette notion d'art des malades mentaux et à émettre quelques réserves. Car, souvenons-nous que Le Parmesan, Goya, Géricault ou Camille Claudel, figures majeures de l'histoire de l'art, ont présenté à un moment donné de leur existence des symptômes pathologiques. Quant aux oeuvres de Picasso, nous y verrions volontiers la manifestation des formes de la démence que celle du génie !
Aujourd'hui, les psychiatres décèlent les vertus thérapeutiques de l'acte créatif. A la notion d'art psychopathologique s'est substituée celle d'art-thérapie. L'activité artistique serait alors perçue comme une tentative, non pas de destruction des frontières, mais de construction d'une articulation entre les objets de la réalité extérieure et les structures internes. Mais au-delà de ces considérations, il importe de reconnaître le chant, la danse, le dessin, la peinture ou la sculpture - traduction de notre rapport au monde - comme des expressions communes aux hommes et d'admettre enfin la pulsion créatrice comme le propre de l'artiste, sain ou malade !
MG in ddo, trimestriel de la création contemporaine de l'eurorégion Nord, n°42, décembre 2000-Janvier-Février 2001.